Beren, Luthien, Aragorn et Arwen

Si l'on peut considérer que Tolkien ne développait pas explicitement et à dessein la psychologie de ses personnages, préférant (du moins au début de sa vie) les récits tels que La chute de Gondolin, "archaïsant à l'extrème" (selon l'expression de son fils), certains sont exceptionnels et vont souvent par "paire".

Mon objectif, ici, est de montrer deux choses: d'abord le réel parallèle qui existe, tant dans leur psyché personnelle que dans leur relation, entre Beren et Lúthien d'une part et Aragorn Elessar et Arwen d'autre part, ensuite de comprendre l'importance symbolique de ces deux couples, qui, au-delà de leur similitude, marquent l'alpha et l'oméga du "passage de relais" des elfes aux hommes, et la déchéance qui l'accompagne.

Je vous propose donc d'entrer dans l'histoire de chacun de ces couples, dont les membres sont liés d'une manière lointaine par le sang, mais connaîtront un destin différent, même en combattant, à leur façon, pour la même cause.

L'histoire de l'Homme Beren et de l'Elfe Lúthien, le couple "mixte", et quelque part contre-nature, qui déroba un Silmaril sur la couronne de fer de Morgoth demeure le récit manifeste du Silmarillion, voire de l'oeuvre de Tolkien tout entière si l'on met à part le Seigneur des Anneaux. Sa forme achevée résulte d'un processus créatif extrêmement lent, riche en ratures, corrections et réécritures. Si l'on prend l'oeuvre de Tolkien dans son ordre chronologique, on se rend compte que si l'on écarte les serments d'amitié entre Elfes et Humains, comme celui qui lia Bëor et Finrod Felagund, Beren et Lúthien est le premier couple elfe-homme.

Dans la version finale du texte, Beren, un Homme errant, tombe éperdument amoureux de l'Elfe Lúthien qui dansait dans les bois. Il l'appela alors Tinuviel, ce qui peut se traduire par "rossignol". Son père le roi Thingol ne lui accorde sa main qu'à la condition qu'il rapporte un Silmaril de la couronne de fer de Morgoth. Beren meurt durant la quète, mais Lúthien ira chercher son amant d'entre les morts. De retour sur la Terre du Milieu, Beren vivant et Lúthien mortelle, ils iront vivre quelques années de sursis à Tol-Galen.

La version du Lai de Leithian, qui ne diffère que dans la forme (il s'agit de vers d'un style médiéval, d'une "chanson de geste") et le stade d'accomplissement, nous renvoie directement à l'ambition de jeunesse de J.R.R. Tolkien, à savoir offrir de véritables mythes à l'Angleterre.

Cependant l'origine du récit est bien plus personnelle: Beren, cet Homme "à l'aspect sauvage et hirsute", c'est lui, Ronald, amoureux d'une femme (Edith Brath) que son tuteur, le père Francis Morgan, lui interdit de fréquenter avant la majorité. Edith " [...] avait les cheveux d'un noir de jais, la peau blanche, les yeux brillants, et comme elle chantait - comme elle dansait !". Pour lui, elle chantait et elle dansait dans la forêt, et cela donna le conte qui est au centre du Silmarillion : l'histoire d'un mortel, Beren, qui tombe amoureux de la jeune Elfe Lúthien Tinuviel, quand il la voit danser dans les bois, au milieu des fenouils.

Dans ce contexte, si il y avait un détail intéressant à retenir dans le caractère de Tolkien, c'est bien le fait qu'il soit des plus réservés à l'égard de femmes. L'histoire de Beren et de Lúthien est donc avant tout un poème d'amour, un "hommage littéraire" (selon l'expression utilisée par son fils Christopher) à son épouse.

En choisissant deux êtres radicalement différents mais unis par l'amour, Tolkien a conféré au texte une portée hautement symbolique, celle d'un amour plus fort que la race, la culture, les origines et bien sûr, la mort. Si, sur certaines versions du texte, comme celle du Livre des Contes Perdus, Beren apparaît comme un Elfe "de la race des Noldoli (pluriel du mot Noldor :les premier elfes a être venu en Terre du Millieu, NDLR)", il est était bien un Homme dans la première version.

Tolkien a beaucoup hésité sur la nature de Beren et la nature même des relations entre Beren et Lúthien; ainsi, dans la version du Livre des Contes Perdus la quête du Silmaril n'a pas du tout la même ampleur que celle du Silmarillion. Si Tolkien était pleinement conscient du parallèle entre son histoire et celle de ses personnages, pourquoi a-t-il si longtemps hésité sur leur sort ?

Si la trame narrative reste pratiquement la même, il est évident que la modification de leurs rapports confère une toute autre portée au conte. Nous avons vu précédemment que le récit s'applique à la vie de son auteur; cependant, il serait ridicule de la confiner dans ce seul cadre. Le thème de Beren et Lúthien reste avant tout l'archétype de "l'amour en péril" au même stade que Tristan et Iseult, Roméo et Juliette. On peut supposer que pour ces raisons incitèrent Tolkien à hésiter et ne pas lui accorder l'ampleur qu'il méritait durant un certain temps.

N'oublions pas non plus l'humilité dont fait preuve J.R.R Tolkien tout au long de sa vie: "ce récit n'est pas le meilleur de tous, mais il est le seul revu et corrigé à ce jour, et malgré quelques insuffisances à la révision, le seul que je me hasarderai à haute voix". C'est peut-être cette même humilité qui a fait hésiter si longtemps Tolkien dans son appréhension du conte.

Mais il existe cependant une différence majeure entre le destin de Beren et Lúthien et celui de Roméo et Juliette. Si ces derniers se retrouvent unis dans une mort tragique, il n'en pas du tout le cas pour les héros de Tolkien. Beren périt bien sûr tragiquement dans sa quête, mais Lúthien ne se suicidera pas et ira chercher Beren dans les caves de Mandos (le Valar qui garde la pays des ombres, le "Dieu des Morts", en quelque sorte). Là-bas, elle échangera ce qui rendait leur amour impossible, c'est à dire son immortalité contre la vie de Beren.

Une fois réunis, les deux amants ont terminé leur oeuvre, et leur relation perd de son symbolisme originel. Ce final est bien plus proche d'un lai qu'une tragédie comme le conférait le thème. C'est un peu le récit des amants de Vérone, auquel on aurait greffé une fin heureuse, à la manière du "lai de Lanval" où les deux amants disparaissent pour toujours, comme Beren et Lúthien qui "vécurent à Tol-Galen, l'île verte [...] et on ne sût plus rien d'eux".

Dans sa version achevée, l'impact narratif du conte de Beren et Lúthien est multiple: leur relation incite l'elfe Maedhros à lutter de nouveau contre Morgoth; leur histoire est chantée plus de six mille ans plus tard lors de la Guerre de l'Anneau. Ce n'est ni les batailles sanglantes de Nirnaeth Arnoediad ou Dagor Bragollach qui vinrent à bout de Morgoth, mais le fruit d'une union que tout séparait. Dans les derniers mots du conte, Tolkien écrit aussi que "son choix a réuni les deux races", réunion matérialisée par leur fils Dior, premier des Peredhil (qui peut se traduire par Demi-Elfe). Ainsi c'est Eärendil le marin, leur descendant, qui naviga jusqu'à la terre des Valar pour qu'ils viennent en aide aux habitants de la Terre du Milieu. L'union des Enfants du Soleil et ceux des Etoiles a donc rendu possible l'inconcevable.

L'histoire de Beren et Lúthien est, en quelque sorte, un éloge à l'espoir et à la "force de l'amour".

Aragorn et Arwen, tout comme Beren et Lúthien, forment un couple mixte: Aragorn est un Homme de la souche des Dúnedains, et Arwen, lointaine descendante du peuple d'Olwë, d'Elwë et de Mélian. Il est intéressant de noter qu'à l'inverse de Beren et de Lúthien, les deux amants ont un lien de parenté: Arwen est la fille d'Elrond et Aragorn un descendant indirect d'Elros. Or, Elrond et Elros sont frères, mais à l'issue du Premier Age, le premier choisit d'être considéré comme un Elfe; le second comme un homme. L'héritage de Beren et Lúthien est déjà bien présent puisqu'ils sont, quelque part, responsable de ce lien de parenté.

A part sur ce point, on constate que Tolkien recrée le même schéma, mais sur un ton bien plus amer (j'y reviendrais plus bas) que celui de Beren et Lúthien. Tolkien n'a jamais fait de mystères là-dessus, se plaisant même à comparer les deux histoires à l'intérieur même de la narration: " Aragorn venait de chanter une partie du Lai de Lúthien qui parle de la rencontre de Lúthien et de Beren dans la forêt de Neldoreth. Voilà que Lúthien marchait sous ses yeux [...] ". Tout comme Beren, Aragorn devra accomplir une quête pour gagner l'amour de la belle retenue par son père: "J'ai tourné les yeux vers un trésor non moindre que celui de Thingol désira jadis" déclare Aragorn à Elrond.

Cependant, les similitudes matérielles entre les deux contes existent seulement d'une manière superficielle: si l'on peut considérer que, d'une certaine façon, Arwen participe aussi à la quête (elle a brodé l'étendard qu'Aragorn brandit), son implication reste dérisoire en comparaison à celle de Lúthien, qui n'hésite pas à accompagner son aimé jusqu'au trône de Morgoth. Tolkien a donc fait ressusciter l'image d'un couple mythe, qui possède le même aspect que l'original mais n'à pas la même saveur ni la même ampleur. Beren et Lúthien disparurent ensemble des yeux du monde, ce qui n'est pas le cas pour Aragorn et Arwen. Celle-ci, qui avait elle aussi choisit une condition humaine, meurt seule, un certain temps après son mari, dans une Lóthlorien au paysage quasi mortuaire.

Si le couple Beren-Lúthien était le couple de l'espoir, Aragorn et Arwen incarnent celui de l'amertume ; non pas de par leur relation, mais plutôt par l'endroit où ils apparaissent dans l'histoire, présentés comme un extrait d'annales dans les appendices. Leur amour s'est désagrégé au même rythme que la disparition des Elfes et de la magie; il s'éteint dans la Terre du Milieu des Hommes, où " l'elanor et le niphredil ne fleurissent plus à l'est de la Mer" ; et clôture une époque révolue, sonnant le glas des légendes, des mythes et des amours extraordinaires.

Tolkien bâtit un édifice à l'image de son couple, l'Espoir. En découle certaines désillusions: fatalité, amertume. Tolkien utilise ces deux couples, unis par le sang des Edain, pour symboliser une époque et les sentiments qu'elle nous inspire. L'espoir est à l'ouest pour les premiers Quendi recueillis par les Valar comme pour les derniers Elfes au Quatrième Age. Le Quenta Silmarillion narre le Noldolant, le récit de la chute des Noldor, le peuple maudit par Mandos. L'amertume, ce sont les dernières feuilles de Mallorne recouvrant la tombe d'Arwen, et la Terre du Milieu telle qu'on la lit dans le livre rouge des Hobbits...

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